Hommage de Léopold Kaziendé

Niamey, le 30 janvier 1982

Mon Grand-frère Boubou,

Je suis encore sous le coup de l’émotion d’hier après-midi lorsqu’à trois heures, une demi-heure après que tu aies rendu l’âme, on vint m’apprendre la douloureuse nouvelle.

 » Pas possible  »

me suis-je écrié

Pourtant, la réalité était là devant moi, indiscutable, impitoyable, implacable, quand je me rendis dans la chambre mortuaire. Grand-frère tu nous quittes donc par surprise, nous tes familiers, tes parents, tes amis, tes camarades d’école encore vivants, tes anciens élèves, tes collègues écrivains, historiens, admirateurs et critiques, tes pairs hommes politiques de la première génération. Comme le Loup de Vigny, tu es mort sans te plaindre à l’âge de 76 ans. Tu as préféré à cet âge, laisser à la postérité cet exemple sublime de stoïcisme. Merci Grand-frère. Tout le monde a compris et retenu ta leçon.

Voici bientôt 60 ans que nous, toi et moi, nous côtoyons. D’abord comme élèves en 1924. J’étais à l’école régionale de Ouagadougou et toi tu fréquentais l’Ecole Primaire Supérieure (EPS). Intelligent et doué d’une mémoire prodigieuse, en seconde année, ton maître monsieur You, cet énergique vendéen, digne héritier des encyclopédistes de Diderot, te présenta avec succès au concours d’entrée a l’école William Ponty en 1926. Cette année-là, j’entrais à mon tour à l’EPS. Tu sortis comme instituteur du cadre secondaire de la Haute-Volta en 1929. Affecté à Ouagadougou, tu demandas et obtins ton transfert au Niger puisque ton village natal faisait partie de cette Colonie depuis 1926. 

En 1932, la Haute-Volta, dépecée, partagée entre ses trois voisins, mon camarade, feu Tagnan et moi, fûmes volontaires pour le Niger malgré l’appartenance de nos villages natals à ce qu’on appelait alors la Haute Côte d’Ivoire. En septembre 1932, tu nous reçus à Niamey où tu servais depuis trois ans. Puis, au hasard des affectations administratives, nous nous rencontrions dans la capitale. En 1937, avec d’autres camarades, nous suivîmes le stage d’éducation physique à la Deuxième Compagnie de Gamkallé. En 1939-1940, tu servais avec compétence et dévouement à l’école professionnelle, pépinière des premiers ouvriers qualifiés de ce pays. Je m’occupais de la troisième année d’EPS en mathématiques et sciences, de la seconde année dans toutes les matières. Ensuite, en 1944-1945, tous deux, nous revînmes à l’EPS, chargés de cours, avec de braves collègues français, dans toutes les trois classes. Tu excellais, je me rappelle, en histoire et géographie. Cette année-là, nous fûmes, toi et moi, candidats malheureux (et pour cause) au concours pour l’obtention du Diplôme Supérieur d’Aptitude Pédagogique(DSAP). En 1946, notre écrit suffit à nous admettre définitivement. Ce qui nous permit d’accéder au cadre supérieur: on nous fit grâce de l’oral et de la pratique.

Ensemble, nous gravîmes les échelons de notre cadre. Ensemble, nous parvînmes au sommet, ensemble Grand-frère, nous adhérâmes en 1937, au Syndicat des Instituteurs de l’AOF. Enfin, ensemble nous parcourûmes, à partir de 1946, le même chemin politique dans tous ses plus petits détours, dans ses moindres méandres, dans ses montées et descentes raides ou douces. Tôt, en 1937 déjà, tu publiais ton premier livre que tu écrivis avec feu le Docteur Boulnois.

« Tôt, tu sentais que tu avais un message à dire au Niger, à l’Afrique, au monde. Et alors, suivirent toutes ces séries d’études, d’essais, de livres universellement connus et consultés. »

Tu laisses un volumineux travail derrière toi. Sois en glorifié, digne fils de Fonéko, issu du Peuple et qui sut grimper de roc en roc, jusqu’au sommet du Mont sur lequel brille la connaissance nimbée de dignité, de noblesse.

Pédagogue, ethnologue, philosophe, historien, tout, au fond, t’intéressait. Tu cherchais comme tu aimais le dire, la pierre philosophale. Les civilisations égyptienne, grecque, latine, chinoise, indoue, n’avaient pas de secrets pour toi. Tu parlais aussi aisément d’Esope, de Rabindranath Tagore, que de la Bible, de l’Evangile, des écrits de Confucius et du Coran. Tu cherchais, tu fouillais, Grand-frère, jusqu’à la fin, jusqu’à la dernière heure. Épuisé en cherchant, tu t’es éteint en silence comme le Loup du poète.

Je te salue au nom de tous ceux qui te connaissent, qui admirent ton honnêteté intellectuelle, ton franc-parler, ton ardeur au labeur. Que d’hommes de sciences n’ai-je rencontrés dans ton bureau de travail, qui venaient souvent de loin, en consultation, pour prendre ton avis sur les problèmes africains et mondiaux.

Homme politique, tu fus parmi les pionniers en Afrique Occidentale. Tribun, ta valeur oratoire hors pair fit vibrer bien souvent la voûte de l’Assemblée Territoriale à Niamey, celle du Grand Conseil à Dakar et celle du palais du Roi Soleil à Versailles. Tu rugissais comme le lion quand il le fallait, tel Robespierre à la Convention. Tu savais aussi cajoler au bon moment. Tu défendais avec ardeur ce que tu croyais être la vérité. Certaines fois, tu étais si superbe, si persuasif que dans les coulisses des Assemblées, quelques antagonistes venaient te taper amicalement à l’épaule et te souffler a l’oreille : tiens bon, ta cause est juste, je voterai pour toi. Et tu connaissais la joie de la victoire, qui ne te grisait jamais. Parfois, à force de ténacité, de crânerie dans la défense de tes idées, tu t’attirais la rouerie des hommes malveillants. A Dakar, à Versailles, des gens allèrent jusqu’à la basse injure. Tu n’en eus cure. Fougueux, mais patient, tu tenais jusqu’au bout et ne lâchais que pour obéir à la loi de la majorité, à la démocratie que tout Sonraï hérite de ses parents en naissant. A cause de cette ardeur, de cette verve à la tribune, tu fus démis de tous tes mandats en 1953. Le Gouvernement Général te mit à la disposition de l’IFAN (Institut Français d’Afrique Noire) qui t’affecta à Niamey, en remplacement de notre cher maître, monsieur Mamby Sidibé, l’érudit. Tu t’installas sous un hangar servant de bureau, construit dans un ancien cimetière de Niamey. C’était cette place vague, cahoteuse, que tu commenças à aménager pour en faire le Musée actuel. Tu continuas, de plus belle, la lutte anticoloniale et bientôt, tu revins en force à la vie politique en 1958. Ton éloquence oratoire avait beaucoup mûri. A 52 ans, ton verbe, plus persuasif, plus équilibré, plus raisonné, soulevait l’enthousiasme des foules. Pousseur de roue herculéen, avec tes pairs, vous arrivâtes avec bonheur, aux deux dates historiques : le 18 décembre 1958, et le 3 août 1960. Vous créâtes l’Etat, vous mîtes les institutions en place pour l’administration de la jeune République.

Tu peux donc dormir, Grand-frère Boubou, après une vie si bien remplie. Tu es la fierté des générations futures.

Dors au sein de cette terre nigérienne que tu as tant aimée et chantée.

Dors Grand-frère. Après ce dur labeur accompli, tu as droit au sommeil, au repos éternel, rare homme.

Dors, dors, Grand-frère, la terre de la Patrie te sera légère.

KAZIENDE


Quelques mois plus tard, en 1983, il écrivit le livre: Samafou, fragments biographiques de la vie de Boubou Hama paru 33 ans plus tard aux éditions l’Harmattan.


LÉOPOLD KAZIENDÉ (1910-1999)

Originaire de Kaya en Haute-Volta (actuel Burkina Faso), Léopold Kaziendé fit ses études à l’école de sa ville natale, puis à Ouagadougou et, à partir de 1929, à l’École normale William Ponty sur l’île de Gorée.

Après avoir terminé sa formation, il se rendit au Niger, où il s’installa définitivement. Il commença à travailler comme instituteur, puis devint directeur d’école avant d’occuper divers postes ministériels au sein du gouvernement de la première république du Niger.

Après le renversement de 1974, il fut assigné à résidence avec Boubou Hama. Il fut également écrivain et auteur de plusieurs ouvrages, dont La colonisation française vue par un instituteur africain sorti de William Ponty en 1932 (1988, manuscrit non publié), et Samafou, fragments biographiques de la vie de Boubou Hama, L’Harmattan, 2016 (écrit en 1983). Il rédigea également une autobiographie en six volumes, intitulée Souvenirs d’un enfant de la colonisation, parue en 1998.