Propos recueillis par le journaliste sénégalais M. Niaky BARRY pour le Courrier de l’Association, n.17, janvier-février 1973
Avant-propos
Dans les civilisations en présence, il s’agit non de viser l’abolition de l’une au bénéfice de l’autre, mais de choisir dans l’une comme l’autre ce qui mérite par sa valeur humaine de survivre.
Au mutuel profit de part et d’autre, les civilisations doivent s’enrichir de leurs virtualités complémentaires. L’Afrique a longtemps vécu seule. La voici à présent précipitée dans les plus brûlants problèmes de notre ère technicienne, devant les menaces les plus graves, en face des droits les plus solennels qui engagent son destin. Derrière son décor de rite et de symbole se lève tout un paysage métaphysique, un cosmos ordonné et cohérent, une philosophie, une humanité, mieux une FOl.
Cette Foi en l’Afrique un sage, le Président Boubou Hama, a bien voulu m’en imprégner. Ce soir là à Niamey, les étoiles aux belles parures ont participé à «la confidence» de l’historien, de l’ethnologue, du géographe qu’est le Père Boubou Hama ou BI KADO (fils de Noir en Peul). Mon Père Boubou Hama m’a incité davantage à découvrir l’Afrique, découvrir son passé, ce greffon enté sur le vieux baobab négritique en communion avec les exigences d’une foi nouvelle.
Malgré une journée particulièrement chargée par des obligations d’Etat, le Président Boubou Hama m’a accordé un entretien qui s’est déroulé dans une atmosphère familiale. Un entretien au coin du feu où seuls le fleuve Niger à l’allure éternelle et mon oncle Abdoulaye ont été conviés pour écouter l’un des grands humanistes africains. Voici donc de larges extraits de cet entretien.
Monsieur le Président, qu’est-ce donc que l’Afrique?
Elle est belle comme la fleur blanche du nénuphar qui se balance sur l’onde, au gré de la brise qui la berce.
L’Afrique, notre belle Afrique, est une pensée qui brasse l’univers matériel, ses énergies et ses esprits.
L’Afrique, énorme, n’est pas seulement une présence physique. Elle est une suggestion. Elle inspire l’infini de sa masse évocatrice.
L’Afrique immense est un passé, celui de la matière et de la vie. Elle est mémoire du temps et de cette vie d’un seul tenant déposée dans le plus profond de notre être. C’est de cette façon que notre continent est en nous et que nous vivons de son rythme, celui de notre vie.
L’homme d’Afrique se confond avec son continent, dont il est le reflet cosmique. C’est ce sens métaphysique profond de notre continent que nous avons perdu de vue, que nous avons abandonné au profit d’une civilisation valable, certes, aujourd’hui, mais qui est comme une épine plantée dans notre chair vive et qui nous sépare de notre propre signification subjective, liée à celle de notre continent…
L’Afrique dans son essence est une conception de l’homme et de la vie.
A l’Université d’Abidjan, vous avez eu à exposer ces thèmes. La jeunesse africaine est-elle toujours sensible à l’histoire traditionnelle, qui est identité et personnalité?
Les jeunes sont particulièrement sensibilisés à cette question essentielle dans la recherche de notre identité et de notre personnalité… L’histoire traditionnelle s’occupe du recensement de nos valeurs propres ayant conditionné le comportement de notre être profond et les civilisations que nous avons produites. L’histoire traditionnelle n’est pas un retour en arrière, mais une recherche constante, active de notre passé et de la façon dont il a conditionné notre personnalité africaine. Cette étude est nécessaire à l’heure où dans le monde, l’homme, partout, est remis en question, l’histoire traditionnelle est l’homme africain perçu dans cette histoire et dans sa culture des légendes et de contes merveilleux qui envoûtent notre imagination. L’histoire africaine ne se pose pas pour l’homme d’Occident comme pour l’homme« moderne», au plan de l’évidence sensible.
L’histoire africaine est faite d’histoires où les figures personnelles sont l’éclosion, dans des dramaturgies symboliques, des purs concepts et de leur rencontre avec les données sensibles. Les histoires de Dieux, les histoires de prophètes ou de chefs n’ont de signification que parce que le lieu de leur accomplissement, l’histoire africaine, représente un plan d’intérêt et de conscience où les éléments incorporels du monde de la conscience imaginante, immémoriale, prennent corps et deviennent figures intégrant en elles-mêmes.
Dès lors, celles-ci en ceux qui les perçoivent, deviennent l’ensemble des constituants de la personnalité africaine. C’est cela, varié, qu’il faut relever en Afrique afin d’identifier l’homme d’Afrique cerné dans ses différents habitats. Plus qu’un simple retour à un passé inactif, c’est à une étude profonde de l’Afrique et de ses hommes que l’histoire traditionnelle nous convie dans le but de comprendre ce continent, avant tout, qui doit s’expliquer lui-même. C’est le problème important de sa réhabilitation qui se pose et s’impose, aujourd’hui, dans notre monde en pleine mutation.
Dans cette interdépendance des économies et des hommes, peut-on par notre manière d’être percevoir une conception nouvelle de la vie?
La jeunesse africaine est-elle consciente de l’exigence d’une nouvelle renaissance? N’est-t-elle pas, au contraire, en train de se faire happer par le tourbillon de la technologie?
L’indépendance doit être pour nous l’occasion de repenser notre société en vue de lui redonner «une nouvelle certitude» capable de lui ouvrir des horizons nouveaux, de lui procurer une «foi ardente» puisée dans le substrat même de l’Afrique. Celle-ci ne doit pas «rougir» de sa couleur sombre. Nous devons reconnaître, tel qu’il est, notre retard technique, un handicap, non «une infériorité congénitale, mais une faiblesse matérielle momentanée».
Si nous écartons de la route de notre évolution cette faiblesse technique, «l’Afrique nous dévoile toute sa richesse, tout son poids de l’homme sous lequel nous ployons dangereusement». Au moment où la science et la technique fusionnent et prennent corps dans le même creuset, l’humanisme africain prend «une signification particulière». Au moment où l’automation se dresse devant la personnalité de l’homme, où elle lui impose sa création et l’annexe à celle-ci, le «retard de l’Afrique» nous rappelle tragiquement «que le confort, si exorbitant soit-il, ne fait pas à lui tout seul, le bonheur de l’homme». Mais, ce retard ne signifie-t-il pas que la pauvreté, elle aussi, ne favorise pas le progrès humain?
La jeunesse occidentale ne retrouve plus son identité dans ce confort et la nôtre conteste notre sous-développement préjudiciable à son progrès. Ainsi, dans le monde entier, la jeunesse, dans le même temps, conteste l’ordre établi dans tous les pays. Cependant, la contestation de la jeunesse africaine, si elle coïncide avec celle de la jeunesse occidentale, n’a pas« le même contenu qu’elle, ni la même direction et le même but». Quand on approfondit les choses, il apparaît à l’examen du chercheur que «le confort» que fuit la jeunesse européenne est, «justement, ce que réclame notre jeunesse pour changer l’environnement matériel dans lequel elle vit». La contestation de la jeunesse occidentale et celle de la nôtre ne sont pas identiques. Elles sont complémentaires. Elles indiquent «clairement que l’homme est esprit et matière et que son bon développement requiert le double support de l’un et de l’autre». L’histoire traditionnelle dégage, de nos contes, de nos légendes et de notre culture, la volonté constante de notre société de « baser son action sur ce double support de l’esprit et de la matière qui en assure sa stabilité et son équilibre.
Aujourd’hui donc, c’est cet acquit spirituel qu’il nous faut reconnaître comme nôtre afin de le revaloriser et de l’engager dans le progrès de notre temps. Ce n’est pas l’homme qui nous manque -il est notre grand retard-, mais la technique moderne, la science que nous devons humaniser du souffle vivant de notre esprit afin de les contraindre à servir les besoins de l’homme. C’est à partir de celui-ci, réalisé et reconnu, que nous devons affronter l’aventure du progrès pour qu’il nous aide à produire notre «propre message», un style de vie en direction de notre commune humanité dans l’angoisse qui l’attend.
C’est à partir de cette position ferme que nous pouvons donner une forme nouvelle à l’évolution de notre espèce en vue d’amender le matérialisme asséchant de la science et de la technique actuelles. L’immense retard de l’Afrique ne pourrait avoir un sens que dans la mesure où il pourrait déboucher sur une évolution susceptible d’assurer à l’homme sa survie sur la terre. L’Afrique, au commencement de l’histoire, ayant sorti l’homme de l’animalité, il est évident, dans l’ordre des choses, qu’elle lui redonne les éléments humains de son nouveau départ. Nous devons être conscients de cette tâche historique qui est la nôtre en ce moment. Cette vision de l’homme, si nous savons nous concentrer, si nous savons joindre nos efforts autour« d’une foi ardente commune», peut devenir, rapidement, «une réalité», une «espérance humaine» en direction de tous les peuples de la terre.
L’histoire traditionnelle n’est pas simplement du folklore, la collecte simple des faits historiques ou des phénomènes humains du passé, elle suscite de notre âme le «sursaut» dynamique qui doit permettre dans l’équilibre et sa stabilité favorable, la production de notre message nouveau en direction des autres hommes, nos frères.
Il ne s’agit donc pas de nous replier sur nous-mêmes ou de nous isoler du reste de l’humanité, mais de nous décider à participer à la civilisation, à y apporter notre part dans le but de contribuer à la réorienter vers les besoins de l’homme sur lequel doivent converger tous nos efforts de développement positif.
Les évènements internationaux de ces dernières semaines montrent que la réalité nationale ou continentale est en train de prendre le pas sur l’appartenance à une idéologie déterminée. Le regroupement des nations d’Europe obéit davantage aux intérêts majeurs de l’Europe Occidentale qu’à l’appartenance de ses nations au système capitaliste. Ce sont des faits qui augurent des grands changements dans le monde à la recherche d’un nouvel équilibre. Quand au XVe siècle l’Europe opéra sa renaissance, c’est dans son passé gréco-latin qu’elle puisa l’essence de sa rénovation. De même, l’Afrique doit faire surgir de son sein la substance de sa renaissance. Entre l’absolu Hindou et l’économie de puissance des nations hautement développées, l’Afrique doit mettre l’accent sur l’homme et son éducation favorable à une économie de paix. Cette éducation, essentielle, vient avant les moyens matériels, avant la croissance économique qui ne sert pas, d’abord, le besoins de l’homme. L’objet, dans ce domaine, doit devenir l’Afrique à laquelle chacun de nous doit concéder suffisamment de lui-même dans le but d’en garantir l’unité, sinon la solidarité fondamentale. Il est temps, transcendant nos diversités même heurtées, que nous apercevions mieux la nécessité de nous unir autour du minimum favorable au regroupement de nos nations qui ont tant de traits communs susceptibles de les rapprocher les unes des autres en vue du développement généralisé qui se dessine fortement dans le monde.
L’étude de l’histoire traditionnelle, loin d’être un retour au passé, est, sur le chemin de notre rénovation, le facteur essentiel de notre renaissance. Renaissance tel, bien, est le but de notre histoire traditionnelle.
Et, alors, que faire? Ce sera, si Dieu m’en donne le temps, le thème d’une autre causerie.
Source: Archive of European Integration, University of Pittsburg, USA